Note de la rédaction : Ce texte a été retapé. Il est fait mention, au 12e paragraphe, de la Baronne Solvay. Mais il s’agit vraisemblablement de la Baronne Marthe Boël
Mme Marie-Paule Spinette-Rose
1490 Court-St-Etienne
Tel Aviv 21. 6. 2021
Chère Madame,
J’ai le plaisir de recevoir votre lettre. Il va sans dire que je ferai de mon mieux afin de fournir toutes données à ma connaissance concernant l’ancienne minoterie de Chevelipont de la manière la plus adéquate. Il faut tenir compte que j’ai quitté Chevelipont il y a presque 77 années et que certains détails m’échappent.
Je suis arrivé à Chevelipont vers août 1943 j’y suis resté jusque fin juin, début juillet 1944 donc à peu près 11 mois. Je me rappelle bien que c’est une dame (parente de la famille Boël ?) qui a pris toutes les dispositions en ma faveur précisant très clairement que je serai placé à Chevelipont, tout près de La Roche en Brabant. La même dame m’a alors expliqué que dorénavant et à titre de précaution et de sécurité à Chevelipont mon nom sera Robert (nom de famille) et Charles (prénom). Donc à Chevelipont j’étais connu comme Robert Charles. Chevelipont ne pouvait se vanter d’être un hôtel 5 étoiles avec tout le confort mais pour nous tous (et en particuliers pour nous, quelques juifs isolés) Chevelipont était un paradis, un lieu de refuge, une planche de salut.
Toutes les personnes qui se trouvaient à Chevelipont souffraient de tous genres de difficultés soit économique provoquée par la guerre et l’occupation soit problèmes de famille. Il y avait même des cas où des gens qui feignaient des maladies (jouer le malade) pour se sauver d’aller travailler de force en Allemagne qui manquait de main d’œuvre dans les usines.
En général le train de vie à Chevelipont était paisible. Il y avait une bonne entente mutuelle et réciproque par les membres du groupe malgré des moments moins agréables qui se manifestaient parfois subitement.
La maison était entretenue par nous-mêmes. Les dortoirs avaient des lits à deux niveaux (inférieur et supérieur). Tous les matins il y avait corvée de balayage et nettoyage. La nourriture était préparée par un ancien cuistot de l’armée avec l’aide de sa femme. 3 repas copieux et appétissants étaient servis chaque jour dans une salle qui servait comme réfectoire. L’action la plus agréable était d’aller tôt le matin avec une brouette et une grande cruche à la ferme de l’abbaye afin de ramener du lait pour les gars.
A un certain moment j’ai été désigné pour travailler à la buanderie. Je fonctionnais donc plein d’entrain. Je me suis tellement emballé qu’à la fin du jour tous mes vêtements étaient trempés puis j’ai pris froid, je suis tombé malade et j’ai dû garder le lit avec haute fièvre. Le directeur de Chevelipont (officier vétéran de 1914-1918) au nom de Rahp (?) était alarmé de mon état de santé et a demandé au moniteur principal de faire venir le médecin du patelin (qui servait également en guise de pharmacien). Le médecin m’a donc ausculté et il s’est prononcé qu’il faut me rendre à l’hôpital. Je vois encore maintenant le regard hagard et perplexe du moniteur principal (qui était au courant sur ma personne), passant la main nerveusement à travers ses cheveux expliquant avec hésitation au médecin qu’il s’agit d’un patient Israélite et vu les circonstances actuelles il est hors de question de l’emmener à l’hôpital. Le médecin m’a donc donné quelques remèdes qui ont agi rapidement et après quelques jours je me suis tout à fait rétabli. J’ai eu de la chance mais le plus important est de remercier chaleureusement la femme du directeur (Mme Raap ??) qui m’entourait constamment de bons soins et veillait à mon bien être.
A l’occasion nous nous rendions aux villages du voisinage pour donner un coup de main au gens d’un certain âge à trimbaler une brouette ou assister à une autre besogne. Le plus amusant était que nous ne comprenions pas toujours leur patois wallon. L’abbaye de Villers était le centre principal de nos activités en plein air. En été nous allions nous baigner au lac situé entre l’abbaye et Chevelipont.
Notre groupe comptait quelques 40 personnes (parmi eux 2 ou 3 juifs) mais le nombre de participants n’était pas stable et variait de temps en temps. C’était un va et vient de gens qui quittaient et des nouveaux qui venaient s’installer.
Dans la salle à manger il y avait un âtre et en hiver nous nous chauffions avec des buches et des fagots. Pour nous divertir nous avions des soirées de chants en choeur. Il y avait même une chanson sur les ruines de Villers. En face de Chevelipont il y avait une route (vers Gembloux) mais vu le manque de carburant cette route était déserte. Nous avions fait quelques ballades à la Roche, Profondsart et une fois nous avons visité un autre endroit important qui parait-il était le lieu de naissance de Godefroid de Bouillon. (avoué du saint sépulcre)
Vous pouvez constater que malgré les anxiétés et cafards (moi-même ayant perdu mes parents et un frère, les autres avec leur problèmes et ennuis) l’atmosphère n’était pas toujours rose. Il y avait cependant des moments d’allégresse, de plaisanteries et d’éclats de rire.
Les plus intellectuels s’adonnaient en tant qu’amateurs en matière d’anthropologie et allaient se renseigner chez les gens sur leur mode et qualité de vie du point de vue sociologie et ethnologie.
Nous savions très bien que toute l’entreprise de Chevelipont était entièrement à tous égards et à tous niveaux uniquement sous le patronat de la Baronne Solvay (que j’ai vu à 2 occasions).
Je lui suis redevable de plus qu’un humble grand merci.
Personne à Chevelipont avait l’idée ou l’imagination de prendre des photos (on n’avait pas la tête a cela). J’ai le plaisir de joindre à la présente une photo de moi-même prise à Bruxelles vers fin aout, début septembre 1944. J’allais vers 17 ans donc quelques 8 ou 9 semaines après avoir quitté Chevelipont.
La dernière fois que j’ai été a Chevelipont c’était en mai 2009 mais c’était complètement différent. Ce n’était plus la même chose.
En conclusion il faut reconnaitre que Chevelipont était vraiment plus qu’un foyer chaleureux et a facilité la vie et l’a rendu plus humaine et plus suave à tous ceux qui y ont résidé. J’espère que toutes ces indications vous seront utiles et valables. Je suis à votre disposition si vous désirez d’autres détails.
En vous souhaitant bonne santé et bonne chance à votre famille. Je vous prie d’agréer,Madame, mes salutations distinguées.
Haim Poznanski
