Le meunier et le seigneur de Beaurieux
Il y a longtemps, longtemps, les êtres vivants, plantes , animaux à plumes et à poils, à 4 pattes et à 2 pattes vivaient en parfaite entente avec les esprits de la nature : elfes, lutins, nymphes, esprits de l’eau, de la terre, du feu et de l’air.
Puis vint la raison, vinrent les religions.
Et les petits êtres ailés ont dû se cacher dans le creux des arbres, des grottes, dans le fond des sources et sous les pierres. Seuls les enfants et les grandes personnes au cœur d’enfant et aux antennes ouvertes sentaient encore leur présence, et même parfois les voyaient, les fréquentaient en secret, dans le creux de leur cœur.
En ces temps-là, vivait un meunier, Jean, toujours joyeux, de belle humeur, travaillant en chantant, marchant en sifflotant.
En face de son moulin vivait le seigneur Guillaume de Beaurieux, dans son château.
Autant le petit meunier était toujours d’humeur joyeuse, entouré de sa femme et de ses onze enfants, autant le seigneur des lieux était un vieil homme ronchon, cruel, arrogant et solitaire.
Ce matin, Jean sort de chez lui, pirouettant, chantant le soleil levant, un p’tit sac de farine à la main. Justement le seigneur Guillaume, comme il en avait l’habitude, sort de sa sombre demeure pour admirer ses parterres de roses rouges,
– Que me vaut cette humeur excessive, Jean ?
– C’est que, maitre, ma femme vient de donner le jour à deux magnifiques enfants !
– Quoi ? Qu’entends-je ? Deux bambins de plus ? Bientôt je serai envahi par une armée de fripons et de friponnes ! Je te l’ai déjà dit et répété, mon pauvre Jean : tu es un irresponsable …
– Mais maitre, j’ai pourtant fait de sérieuses recommandations à mes petits de ne pas empiéter sur votre territoire.
– Balivernes ! J’en vois sans cesse se faufiler dans mes buissons, se cacher dans mes arbres. Votre existence même est une gêne, un encombrement !
– Mais !
– Regarde-moi bien, Jean ! (le seigneur se redresse fier, avec un air d’autorité) Tout cela est à moi et je le tiens de mes nobles aïeux. Toi et ton engeance êtes insignifiants, sans prestance, sans biens, sans attributs. Ton moulin ne donne rien, ou presque : un sac par ci par là. Avec tes gosses qui n’en finissent pas de venir, tu en as à peine assez pour les nourrir ! Décidément tu ne me sers à rien.
Le petit meunier ne réagit pas, et mine de rien, continue à siffloter de plus belle dans le soleil. Le seigneur se met dans une colère épouvantable.
– En voilà assez, Jean ! Je ne supporterai plus ton insolence, tout comme celle de ta descendance. Je vous donne deux jours pour trouver un autre logis. Si toi et ta famille de pouilleux n’avez pas déguerpi dans les deux jours, je vous expulserai de force.
– Mais, seigneur, c’est impossible voyons. Comment voulez-vous qu’en si peu de temps nous trouvions un endroit où je puisse moudre mon grain ? De plus mes petits sont encore si fragiles, ils ouvrent à peine les yeux. Je vous en supplie, seigneur, accordez-nous un délai !
– Quarante-huit heures, j’ai dit, pas une minute de plus !
Le seigneur détourne le regard et regagne son château. Jean rentre chez lui, inquiet. Il ne dit rien à sa femme.
Après avoir mangé une miche de pain et admiré ses nouveau-nés, il s’en va pour travailler au moulin. Il se ravise et se dit que marcher un peu lui fera du bien. Il prend le chemin de Nivelles, qu’il connait comme sa poche, celui qui mène vers Suzeril, à travers champs et bosquets, là où se trouve el Pîre, cette grande pierre arrondie tombée d’on ne sait où.
Beaucoup de choses se racontent dans les chaumières sur cette pierre. On dit qu’elle est magique, venue des étoiles. Que sous elle, vivent des petits êtres parfois bienveillants, parfois maléfiques, c’est selon. Et personne ou presque n’ose s’y risquer.
Jean, lui, y vient souvent, il s’y sent bien. Il s’y assied et ça le calme. Aujourd’hui il n’a pas été travailler, il y est resté.
La pierre a vibré sous ses cuisses, ses oreilles ont frémi, son esprit s’est éclairci.
Quand il rentre chez lui pour le repas, sa belle humeur est revenue.
Le lendemain à l’aube il se rend au château.
Guillaume de Beaurieux est un lève-tôt. Comme tous les matins, il admire ses roses.
– Mmmh Jean , pourquoi me déranger encore ?
– C’est que, seigneur, hier, alors que selon vos ordres je cherchais un emplacement pour notre nouveau logis.
– Mmmgrhhh , bien bien et …
– Quand derrière un bosquet, du côté du chemin vers Suzeril, j’ai entendu des voix.
– Tu entends des voix maintenant, Jean !
– Je me suis caché derrière un buisson touffu et voilà ce que j’ai entendu : le Seigneur de Dion le Mont complote contre vous. Demain soir quand la lune sera pleine et que la nuit sera venue, avant les douze coups de minuit, le seigneur de Dion sera à la Pierre qui tourne, pour y puiser ses forces maléfiques et de là venir jusqu’à votre demeure et vous en chasser !
– Que racontes-tu là, imbécile ! Ce vantard de Dion n’oserait jamais !
– « Notre seigneur est le plus fort, le plus puissant, le maitre de la vallée, et de toutes terres à la ronde » ont-ils dit d’une voix commune. Et ils ont ajouté : « Demain sera son jour de gloire ! ». J’en tremble encore, maitre.
– Stupide Jean ! Qui me dit que tu ne me racontes pas des sornettes ? Tu sais bien que c’est MOI le plus fort, le plus puissant, le maitre de toutes les terres à la ronde ?
– Si, si seigneur, certes, mais c’est juste que je voulais vous le dire. Connaissant le seigneur de Dion, je me suis dit que mieux valait vous prévenir.
Jean s’incline et dit d’une voix fluette :
– Malgré cette regrettable nouvelle, je vous souhaite une bonne journée, maître.
– Quoi ! Comment ose-t-il ! Ce bouffon, ce flambard prétend qu’il m’écrasera. Mène-moi jusqu’à lui ce soir, Jean!
– C’est-à-dire …
– Tu as peur, Jean ? Hahaha ! Ce soir, à onze heures, sois ici ! Tu m’escorteras. Prends une corde, j’aurai mon épée invincible pour le faire choir. Et gare à toi ! Si tu ne me dis pas la vérité, tu auras la gorge tranchée !
– Bien, seigneur.
Jean s’incline.
– Si telle est votre volonté. Peut-être pourriez-vous être accompagné de quelques hommes d’armes ?
– Tu me prends pour qui ? Pour un pleutre ? Un faible ? Tu ne connais pas ma force et mon adresse ? Je suis le seigneur, et celui qui me fait barrage, j’en fais mon affaire ! Demain nous traînerons le seigneur de Dion, bâillonné, ligoté, à l’Arbre de Justice et il n’aura que ce qu’il mérite devant le peuple de Beaurieux et de Sart : la corde au cou !
Un orage violent éclate dès huit heures. Une pluie torrentielle s’écrase sur les terres encore chaudes de ce mois de juin torride.
À onze heures, en cette nuit du solstice, Jean escorte le seigneur de Beaurieux, armé, harnaché, cuirassé. La pluie tombe encore, une pluie d’été, fine et chaude …
Le maitre est tout à sa colère, ruminant dans sa barbe :
– Comment ! me défier moi, quelle impudence ! Quelle audace ! Je le réduirai, ce vantard. J’en ferai de la charogne pour les vautours, une carcasse pour les hyènes !
Jean lui chuchote :
– Silence, seigneur nous approchons.
La pluie s’est arrêtée. La terre fume dans la brume. Une lune ronde et pâle apparait.
– Regardez, seigneur, là derrière la pierre, il est là, l’épée brandie !
Les vapeurs de la terre forment un rideau translucide, dans lequel se meuvent les ombres des arbres et buissons.
Entre ces arbres fantomatiques, le seigneur de Beaurieux voit la silhouette d’un homme, harnaché, cuirassé, le visage dévoré de colère, l’épée levée vers lui.
L’homme cuirassé bondit. Il tourne son épée, menaçante. L’autre en face lui répond avec pareille vigueur. Soudain, la silhouette disparait, Guillaume bondit et hurle :
– Où te caches-tu vermine ! Lâche ! Si tu es un homme, montre-toi !
Dans le rideau de brume, la silhouette réapparait aux yeux de Guillaume, épée frétillante qui de nouveau s’élance, bien décidé à en finir, à le terrasser, à le bâillonner, son ennemi juré !
Son épée traverse la bruine, s’écrase contre la bute de terre derrière la pierre. Guillaume, le fier seigneur, se plante, trébuche, s’écroule sur la pierre. S’en suit un grand silence. Puis un petit rire.
Guillaume se redresse avec peine sur les genoux, se retourne et il voit dans la lumière de la lune, Jean qui se moque ouvertement de lui.
Le seigneur se tait. Il veut se lever, ses jambes flageolent, il s’agrippe à la pierre. Il est là, sur les genoux, le visage découvert et de sa voix grave il dit :
– Illusion, vanité, tout n’est que vanité, mon temps est fini, tu as eu raison, Jean, de te moquer de moi. Je me suis battu contre une chimère. Rentre chez toi, va retrouver les tiens, la Pierre m’a parlé. Je m’en vais sur quelque colline, espérant y trouver un peu de paix avant le Grand Voyage.
Jean s’incline profondément.
Guillaume, se débarrasse de sa cuirasse, laisse son épée et s’en va le dos voûté, le pas lent. Au loin, on entend sonner les douze coups de minuit.
Quand son ombre a disparu, la Pierre, el Pîre, se met à vibrer, un bruit sourd fait trembler la terre. Elle frémit, secoue sa torpeur, gronde, la voilà qui se lève ! Jean est là sur le chemin les yeux écarquillés, la bouche ouverte, les yeux brillants, comme un enfant qui voit enfin ce qu’il a toujours rêvé voir : des dizaines et des dizaines de petits êtres, des nutons, s’échappent et emmènent Jean dans une folle danse sous le clair de lune.
Voilà l’histoire de Jean le meunier et Guillaume seigneur de Beaurieux, qu’on ne raconte guère dans les livres d’histoire.
Pourtant depuis lors, aux douze coups de minuit de l’église de Court-Saint-Etienne, on raconte qu’el Pire se retourne, faisant apparaitre nutons, gnomes, lutins et fées et que là, les histoires cachées, celles des victoires humbles des petits sur les grands de ce monde se racontent.
Il suffit d’être patient, d’avoir l’oreille fine.
Françoise van Innis, conteuse